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Flagada !
Depuis ma rencontre avec Fengo, le reflet fugace du charbon m’obsédait. Lors de mes séjours à Par-Delà le Par-Delà, je ne manquais jamais de survoler les cratères des dizaines de fois en essayant de deviner où il se cachait. Il hantait mes rêves. Sa puissance me fascinait et m’effrayait à la fois.
Fengo m’enseigna à allumer un feu à partir des braises tiédies qui roulaient sur les flancs des montagnes. Il me montra comment ramollir des pépites d’argent ou d’or afin de les façonner pendant qu’elles refroidissaient. Il me parla avec passion des « métaux profonds » enfermés dans les roches dures. Il était convaincu qu’il existait un moyen de les extraire à condition de pousser un feu à une température suffisamment élevée. Mais, pour cela, il fallait s’emparer des charbons avant qu’ils touchent le sol, quand ils étaient le plus chauds. Chaque fois qu’il abordait ces questions, ses yeux jetaient des étincelles.
— Grank, si nous pouvions façonner des outils avec des métaux très solides… je crois que nos vies en seraient bouleversées !
Il avait besoin de moi pour attraper les charbons ; et moi de lui pour travailler les métaux. Fengo faisait preuve d’une habileté surprenante. Avec ses crocs, il rongeait la surface des os pour y graver des dessins élaborés. Souvent, il en affûtait aussi l’extrémité de manière à les rendre aussi pointus et tranchants qu’une épée de glace. Il pensait parvenir à des résultats encore plus spectaculaires avec le métal.
Peu de chouettes étaient informées de mes fréquents voyages. Quand je me trouvais au loin, le roi H’rath et la reine Siv restaient en contact avec moi par l’intermédiaire de leur fidèle messager, Joss. Il m’apportait des missives où les souverains me confiaient leurs progrès sur le chemin de la paix, ou leurs échecs. Dans le second cas, je rentrais immédiatement.
J’espérais faire profiter mon roi et mon royaume de mes nouvelles connaissances. J’avais déjà beaucoup appris. Cependant, je demeurais incapable de saisir un charbon en vol, à ma grande frustration. Un jour, je m’en plaignis amèrement auprès de Fengo.
— Je ne comprends pas ! Je suis passé à ça je ne sais combien de fois ! m’écriai-je en joignant presque deux serres.
Le chef des loups-terribles s’assit, raide et immobile, la queue dans le prolongement de son échine. Il me fixa d’un air sévère et se mit à gronder, les poils du cou hérissés. Mon gésier se serra. Jamais au cours de ma longue amitié avec Fengo il ne m’avait traité de la sorte. Il me menaçait ! Il me toisait. Je me sentais ravalé au rang de loup inférieur ! Mais pourquoi ? Après tout, j’étais une chouette. Nous étions égaux, d’un certain point de vue.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je en tentant de soutenir son regard.
Mais je ne résistai pas longtemps. Le charbon brillait si fort au fond de ses pupilles que je dus baisser les yeux. Et je me retrouvai muet et penaud, la tête baissée tel un animal de meute soumis, moi !
— Tu n’attraperas jamais rien tant que tu n’auras pas écarté de ton esprit le Charbon de Hoole.
— C’est toi qui m’en as parlé le premier ! Et tu m’as dit qu’il appartenait aux chouettes. Il me hante, Fengo.
— Peut-être, mais il n’est pas pour toi. Du moins, pas pour le moment.
— Pas pour le moment ?
— Écoute, Grank. Tu as beau connaître des tas de choses ignorées des tiens, tu n’en es pas au quart du dixième de ce que tu devrais savoir. Si je possédais des ailes, je volerais mieux que toi sur ces thermiques. Tu es tellement obsédé par ce charbon que tu ne prêtes pas attention aux reliefs du vent. La chaleur sculpte les brises, mon ami. Elle forme des ponts et des échelles, des pics et des creux, des tunnels et des couloirs. Quand tu comprendras enfin les effets de l’air chaud sur le modelé du vent, alors tu seras capable de saisir un charbon au vol.
Fengo avait raison. J’étais un élève distrait.
— Grank, poursuivit-il d’un ton plus doux, pense aux rafales qui soufflent sur le paysage glacé du N’yrthghar. Les catabatiques n’ont plus aucun secret pour toi. Tu les as explorés en long, en large et en travers. Eh bien, il ne te reste plus qu’à faire pareil avec les vents secs et torrides de mon pays.
Je me mis au travail le soir même. Autour des volcans, l’air comporte plusieurs étages, ou strates, à l’image des formations sédimentaires. Et chaque strate présente des traits distinctifs. Je les étudiai soigneusement l’une après l’autre, puis je poursuivis mes recherches en me plaçant au-dessus des cratères. Au moment des éruptions, des courants thermiques ascendants me propulsaient vers le ciel ; je m’élevais sans effort sur des coussins d’air chauds et moelleux. Entre la base et le sommet de ces colonnes, on trouvait un grand nombre de braises variées. Je découvris des trouées d’air frais qui permettaient d’accéder rapidement à ces projectiles, dont j’analysai les trajectoires et les vitesses de déplacement. Pour finir, j’examinai les flammes, leur structure, leur anatomie et la pression qu’elles exerçaient autour d’elles.
Toutes les nuits, je suivais le même programme et je m’améliorais sensiblement. Je progressais ainsi depuis plus d’un cycle de lune quand, un jour, vers l’aube, je repérai un essaim de charbons au sommet d’une colonne. Plein de confiance, j’en visai un et je me concentrai sur mon but. Ce fut comme si un sentier s’ouvrait devant moi. Je plongeai la tête la première et clac ! mon bec se referma d’un coup sec. Cela ne me brûla même pas. Je le tenais ! Un cri retentit dans la vallée :
— Flagada !
Fengo aboyait de joie. Il enchaînait des bonds formidables, son épaisse fourrure grise teintée d’or par la lumière des flammes.
— Flagada ! s’écria-t-il de nouveau.
Quand je l’interrogeai sur le sens de ce mot, il me répondit :
— Je ne sais pas, je viens de l’inventer. C’est sorti comme ça !
Eh oui, ce genre de chose arrive parfois quand on ne peut contenir son émotion ! Cela nous fit beaucoup rire et, depuis ce jour-là, nous refusons d’appeler ces charbons autrement que « charbons flagadants ». Je n’oublierai jamais le moment où j’ai atterri pour déposer mon premier charbon du bout du bec devant les pattes de Fengo. Il le regarda palpiter et dégager des ondes scintillantes dans l’air. Une fois de plus, il bondit vers la lune dont les rayons rehaussaient son pelage. Puis il entonna le chant sauvage et envoûtant des loups-terribles. Tout en réalisant des sauts toujours plus extravagants, il me lança :
— Grank, tu es devenu un chasseur de charbons : un charbonnier !
En effet, j’étais devenu un charbonnier. Le premier charbonnier.
Cet événement marqua le début d’une ère nouvelle pour Fengo et moi. J’étais désormais capable de récolter une moisson abondante de charbons, fort précieuse pour nos recherches. Nous commençâmes à allumer toutes sortes de feux et nous pûmes enfin mener des expériences sur les fameuses roches profondes, qui contenaient entre autres des traces de métaux. Une nuit, alors que je revenais de la chasse avec un petit campagnol bien dodu, nous décidâmes par curiosité de le rôtir. Les poils brûlés avaient un goût affreux, mais la viande se révéla délicieuse, gorgée de saveurs. La fois suivante, Fengo prit soin d’arracher la fourrure avant de cuire notre proie. Mmm, un régal ! Ce fut le point de départ d’expériences culinaires riches et variées. Je dois admettre cependant que, en dépit du goût succulent de la chair rôtie, je finis par me lasser de sa consistance un peu sèche. Après une cure de grillades, le sang frais me manquait cruellement.
À cette époque, nous fîmes des expérimentations très intéressantes avec du sable. On en trouvait à foison dans les fosses creusées autour du cercle des volcans. Porté à des températures extrêmes, il subissait des évolutions étonnantes. Les grains fusionnaient puis, en refroidissant, se transformaient en une matière aussi cristalline que l’issen glossen, ou glace transparente, du N’yrthghar. C’est pourquoi nous l’appelâmes « glossen » ou « gloss ». Nous étions enthousiasmés par cette découverte.
Hélas ! mon bon lecteur, à cette période palpitante et féconde succéda une autre à laquelle je ne puis jamais penser sans frémir ni éprouver une honte profonde. Néanmoins, en tant qu’écrivain, je te dois toute la vérité.